Compte-rendu : Symposium « (In)visibilité des déterminants sociaux de la santé. Enjeux sociaux et politiques » – XIVe Congrès de la Société française d’histoire des sciences et des techniques (19-21 avril 2023)
Mathieu Arminjon (HES-SO/HESAV), Luc Berlivet (CNRS-CERMES3), Pierre-Nicolas Oberhauser (HES-SO/HESAV), Sidonie Richard (Lyon 3 & IRPHIL)
Par Sandrine Maulini
Bien que les inégalités sociales de santé aient suscité l’intérêt de la recherche médicale depuis le XIXesiècle, leur traitement politique semble largement frappé d’inertie. Partant de ce constat, Mathieu Arminjon (HES-SO/HESAV), Luc Berlivet (CNRS-CERMES3), Pierre-Nicolas Obserhauser (HES-SO/HESAV) et Sidonie Richard (Lyon 3 & IRPHIL) entendaient offrir une première analyse des dynamiques susceptibles d’invisibiliser les déterminants sociaux de la santé ou d’entraver leur reconnaissance, à la croisée de la philosophie, de l’histoire et de la sociologie. Organisé dans le cadre du XIVe Congrès de la Société française d’histoire des sciences et des techniques (19-21 avril 2023), le symposium « (In)visibilité des déterminants sociaux de la santé. Enjeux sociaux et politiques » s’inscrit dans les réflexions déployées au sein du projet FNS dirigé par Mathieu Arminjon depuis 2022, « Les inégalités sociales de santé. Reconnaissance et invisibilisation ».
À travers une histoire politique de la parution du Rapport Black (1980) au Royaume-Uni, Mathieu Arminjon met au jour deux dynamiques distinctes de production d’ignorance. La première, structurelle, est identifiée par un groupe de radical scientists rattachés à la British Society for Social Responsibility in Science, qui produisent une analyse critique des méthodes de production de biostatistiques britanniques, formatées selon eux pour servir les intérêts de la classe dominante. En rupture avec l’attachement de la gauche traditionnelle envers le National Health Service (NHS) qui, en permettant un accès universel aux soins, aurait mis un terme aux inégalités sociales de santé, ces chercheurs radicaux d’orientation marxiste considèrent au contraire que le NHS contribue à masquer ces inégalités. C’est dans ce contexte scientifique et politique qu’il faut replacer l’appel de Richard Wilkinson à visibiliser les données sur la question et qui ouvrira la voie aux travaux aboutissant, en 1980, à la publication du Rapport Black. Ce dernier confirme que le NHS n’a pas empêché l’écart de mortalité entre les classes sociales de se creuser entre les années 1950 et le début des années 1970. Commandés par les travaillistes, les résultats paraissent cependant après l’élection de Margaret Thatcher, un contexte peu propice à la réception politique du rapport. De fait, sa diffusion se verra entravée sous le gouvernement conservateur, qui tente par ailleurs de limiter l’accès aux biostatistiques stratifiées par classes sociales, s’engageant ainsi dans une stratégie délibérée de production d’ignorance.
Pour le contexte français, Luc Berlivet s’intéresse à la place dévolue à la recherche sur la santé des populations au sein de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) – anciennement Institut national d’hygiène – et retrace les dynamiques institutionnelles de relégation des questions de santé publique au profit de la recherche biomédicale, des années 1940 à la fin des années 1970. À sa création en 1941, l’Institut national d’hygiène accorde une place considérable à la recherche sur les maladies dites « sociales », s’inscrivant de la sorte dans le sillage des intérêts politiques et idéologiques du Gouvernement de Vichy. La ligne de l’institution s’infléchit cependant dès 1946 avec l’arrivée de Louis Bugnard à la direction, malgré une augmentation continue du nombre de sections de santé publique jusqu’au milieu des années 1970, due à l’intérêt des autorités pour la question. L’ambition croissante au sein de l’INSERM de rivaliser avec les institutions similaires aux États-Unis et au Royaume-Uni en matière de recherche biomédicale sera portée dès 1969 par le nouveau directeur Constant Burg, pour qui la continuation des travaux en santé publique apparaît dès lors comme un handicap. Il négocie avec le cabinet de Simone Veil une restructuration de l’Institut, concrétisant in fine un démantèlement de la Division de la Recherche médico-sociale (DRMS) souhaité de longue date. Cette réforme produit ainsi une forme d’« ignorance organisationnelle », privant les pouvoirs publics d’instruments essentiels de connaissance en santé publique, un appauvrissement dont les conséquences se feront particulièrement sentir pendant les crises sanitaires telles que l’épidémie de sida, la canicule de 2003 ou, très récemment, la pandémie de Covid-19.
Déplaçant la focale sur le terrain sociologique, Pierre-Nicolas Oberhauser confronte les travaux de Luc Boltanski et de Pierre Aïach sur la santé dans les années 1970 pour interroger la façon dont la sensibilité épistémologique de chacun a influencé l’orientation et le développement des recherches sur les inégalités sociales de santé. Dans la seconde moitié des années 1960, Boltanski analyse les statistiques de dépenses médicales en France et observe que la consommation de soins augmente à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale, sans que cet écart s’explique selon lui par des raisons économiques. Il théorise dès lors un « rapport au corps » différencié en fonction de la classe sociale. Ses conclusions seront cependant mises en question dans les années suivantes par les recherches de Pierre Aïach. Inspiré en cela par ses échanges avec l’économiste britannique Brian Abel-Smith, Aïach reprend en effet la réflexion en s’intéressant quant à lui au nombre de consultations plutôt qu’aux dépenses. Il démontre alors que l’écart observé par Boltanski s’explique moins par un recours plus rare aux services de santé de la part des classes populaires que par les prestations plus onéreuses dont jouissent les populations aisées, lesquelles consultent davantage de spécialistes et usent de traitements plus coûteux. Au-delà d’une différence méthodologique, c’est l’ambition épistémologique de ces deux chercheurs qui sépare leurs démarches respectives. Alors que l’intérêt de Boltanski pour la santé se trouve chevillé à une entreprise théorique de large ampleur visant la constitution d’une sociologie générale, Pierre Aïach place les inégalités sociales de santé au cœur de son projet et défend une approche proprement empirique. Ces choix ne sont pas sans conséquences pratiques. Mettre l’accent sur les comportements de santé invite en effet à orienter les politiques sanitaires vers la prévention et des efforts pour améliorer l’accès aux soins plutôt que vers une action sur les déterminants plus fondamentaux de la morbidité et de la mortalité.
En dernier lieu, Sidonie Richard s’interroge sur les apports propres de la démarche dite « agnotologique » placée au cœur de ce symposium. À la lumière d’une analyse de l’étude Framingham (1947-nos jours) réalisée en collaboration avec Élodie Giroux, elle interroge l’ignorance comme produit des choix sélectifs opérés par les chercheurs. Rappelant les décisions méthodologiques et pragmatiques successives ayant fondé une épidémiologie des « facteurs de risque » individuels et biologiques, elle relève que l’approche adoptée dans cette étude de cohorte a permis la production de connaissances décisives en matière de santé cardio-vasculaire. Dès lors, l’étude Framingham se révèle véritablement structurante pour l’épidémiologie moderne, s’érigeant en modèle de design pour les recherches ultérieures. Cet usage du concept de facteur de risque dans un sens restrictif s’est toutefois affirmé au détriment d’une perspective plus sociale qui aurait constitué une alternative pertinente, opérant à une échelle plus large et autorisant la prise en compte d’une causalité pluraliste de la maladie. Cependant, l’épidémiologie sociale ne va pas sans produire à son tour des formes d’ignorance. L’opacité des processus biologiques à l’œuvre en constitue un exemple. Par ailleurs, le rapprochement de la discipline avec les sciences sociales lui confère une moindre légitimité en comparaison avec la recherche biomédicale et peut ainsi entraver l’obtention de financements ou la réception des résultats produits. Enfin, l’épidémiologie sociale n’hérite que partiellement de la posture critique des sciences sociales, négligeant par exemple la réflexivité sur le point de vue propre à ce champ ou délaissant des concepts cardinaux comme la biopolitique foucaldienne. S’intéresser à la production d’ignorance en matière d’inégalités sociales de santé ne doit donc pas mener à négliger les acquis des recherches biomédicales, mais peut au contraire contribuer à construire une perspective critique nuancée sur les différentes écoles épidémiologiques et ouvrir une réflexion méthodologique pour bénéficier des apports respectifs des diverses approches disponibles.